Un mythe planétaire: le coronavirus remettra-t-il l’humain à sa place dans l’ordre du monde?

La maladie, la mort, le soin sont des thèmes centraux dans toutes les sociétés humaines. Les récits mythologiques qui livrent un foisonnement d’événements cosmologiques, climatiques, zoologiques et sociaux y transmettent au fil des âges leur interprétation de l’origine des choses, des êtres et du monde. 

En relisant deux mythes malgaches récoltés au cours de mes missions, je suis frappée par leur actualité. Alors que l’ensemble du monde est en proie à une crise sanitaire dont l’origine animale ne fait guère de doute, les mythes invitaient déjà à reconsidérer la place de l’Homme dans l’ordre du monde et son devenir. La théorisation récente du concept One Health (une seule santé) qui lie dans un même ensemble les santés humaine, animale et environnementale n’en serait qu’une résurgence moderne pour raconter à nouveau les relations que nous entretenons avec notre milieu. 

J’ai recueilli le premier de ces mythes en 1997 sur la côte nord-est de Madagascar. Il disait: “Deux frères chassent en forêt et trouvent au creux d’un arbre un lémurien endormi. L’aîné des frères se moque de son apparence. Le plus jeune l’abat sans coup férir. Au village ils le dépècent, son corps est partagé, sa tête écrasée au pilon, sa fourrure brûlée. Le banquet dure toute la nuit. Au matin il ne reste rien de l’animal. Les jours qui suivent, le village est frappé d’un mal mortel. Les quelques survivants s’adressent au sorcier qui leur explique que c’est l’esprit de l’animal qui a ainsi puni les hommes de leur cruauté. Pour rompre le mauvais sort, ce lémurien est depuis interdit à la chasse et à la consommation. Il faut fuir à sa vue.”

Le deuxième mythe que j’ai recueilli dix ans plus tard, cette fois sur la côte nord-ouest de l’île, est tout aussi frappant: “Dans les temps anciens, un homme qui cultivait son champ dans la forêt s’entailla profondément la jambe. Un couple de lémuriens descendit de son arbre s’approcha et observa longuement sa blessure. Les lémuriens allèrent alors chercher des branchages dont ils utilisèrent les feuilles longuement mastiquées pour panser la plaie de l’homme. Puis ils partirent le laissant épuisé et bientôt endormi. La nuit tombée il allait beaucoup mieux, rentra chez lui et raconta son aventure. Chaque fois qu’il retournait dans son champ, il retrouvait le couple de lémuriens qui peu à peu lui enseignèrent à soigner par les plantes. Depuis lors, ces lémuriens sont sacrés. Ils ne peuvent être chassés, consommés ni même capturés.”

Dans le premier mythe, c’est la fulgurance d’une maladie inconnue et mortelle qui est mise en scène. Il rappelle l’émergence récente du VIH/SIDA ou d’Ebola à partir des grands singes en Afrique. Les précautions qu’il recommande ne dépareilleraient pas un traité moderne de lutte contre les zoonoses… Le deuxième mythe parle lui de plantes et d’animaux qui soignent dans une symbiose salvatrice. Il traite de l’interdépendance des espèces comme un principe vital pour maintenir un équilibre. La base même de nos plans “Santé-Environnement”!

Les mythes structurent autour d’un seul modèle explicatif un ensemble de phénomènes et de problèmes au premier abord disparates: la consommation d’un animal et l’émergence d’une nouvelle maladie, la découverte d’une plante et la guérison soudaine, la surexploitation d’un milieu et la survenue d’une catastrophe naturelle… Ils ont une visée morale qui fait office de règles à respecter pour le bien de tous, au même titre que le “principe de précaution” qui doit nous prémunir des risques et de leurs conséquences mortifères. 

Alors qu’en est-il du mythe et de sa portée politique dans notre modernité? Les sociétés industrielles à la pensée cartésienne ont discrédité le récit mythique au profit du raisonnement par les preuves. Le mythe a perdu de son caractère instructif pour n’être plus qu’une distraction. Pourtant, contrairement à l’idée enfantine que se font nos sociétés du mythe qui ne serait que le produit d’une représentation archaïque du monde, ce dernier est une histoire sérieuse qui ne traite que de choses sérieuses. À Madagascar, il est défini comme “une histoire que l’on tient pour vraie”, car ce sont les ancêtres qui l’ont raconté, et nul ne remet en cause leur parole. Le mythe est sacré. Son contenu, indatable, est incorporé aux représentations et aux croyances. Il reste vivace, notamment lorsqu’il touche un sujet aussi sensible que la santé. 

Comment ne pas faire le parallèle avec l’épisode sanitaire que nous traversons et les alertes répétées sur le changement climatique et la perte de la biodiversité?

Les deux mythes malgaches mettent en scène l’interconnexion des espèces, les risques des équilibres rompus d’un côté, les bénéfices de la coalition homme-animal de l’autre. Ils content des Histoires One Health dans des systèmes locaux au temps où on ne se déplaçait jamais loin. Aujourd’hui, notre monde globalisé nous impose de penser autrement les épidémies et les relations inter-espèces. Les humains et les animaux, même les plus sauvages, voyagent et se déplacent sur toute la planète, en train, en bateau, en avion. Accompagnés de leurs bactéries et de leurs virus.

Avec covid-19, c’est un mythe épidémique planétaire qui se construit sous nos yeux. Il se diffuse à grande échelle, sur tous les continents, à l’image du phénomène qu’il décrit. Les réseaux numériques savants et profanes font le récit de l’apparition du virus, de ce qu’il renferme, des maux qu’il provoque. On spécule sur son origine: son apparition est-elle due à la consommation transgressive d’un animal interdit? À la trop grande proximité avec une espèce? À la déforestation? À l’anthropisation effrénée du monde ? À l’action malveillante d’un ennemi fantasmé? Enfin comment s’en protéger et y faire face, que tirer surtout de cet épisode morbide? Se confiner? Accepter et attendre l’immunité? Pratiquer la distanciation sociale jusque dans nos sphères intimes? Modifier en profondeur nos façons de vivre?

L’histoire de la covid-19 qui se raconte en temps réel relate plus que des faits. C’est en cela qu’elle devient mythique. Elle exprime la fragilité de nos espaces, elle s’attarde sur les actions héroïques et sur les corps souffrants, elle personnifie un microbe minuscule qui s’est invité dans notre monde et le bouleverse de fond en comble.

Nous assistons en direct à la mise en récit du premier mythe planétaire qui se fabrique universellement partout et en même temps. Il a déjà ses variantes d’un continent à un autre qu’étudieront demain les ethnologues. Une fois l’épidémie terminée, nous continuerons à le conter comme la peste ou le choléra aux siècles derniers. Il rentrera dans nos pratiques, nos proverbes et nos dictons dont nous oublierons peu à peu l’origine exacte au fil des générations. 

Deviendra-t-il le canal informel d’un concept One Health universel et préfigurateur d’un modèle de société résiliente? Une sagesse que le mythe ne cesse de transmettre depuis l’aube de l’humanité.

 

À voir également sur Le HuffPostEn Seine-Saint-Denis, les distributions alimentaires en augmentation durant la crise


Source: huffingtonpost.fr

laissez un commentaire