« Splinternet » ou les craintes d’un Internet en morceaux

Un rapport destiné au Parlement européen détaille comment la Toile mondiale peut se retrouver divisé en plusieurs fragments hermétiques les uns aux autres. Une rupture d’avec le principe même d’Internet.

Illustration d'Internet

« Splinternet », un néologisme combinant « splinter » (éclat, fragment en anglais) et « Internet ». Autrement dit, un Internet fracturé en plusieurs espaces étanches les uns aux autres.

Pixabay / Creative Commons

Le mot fait surface de temps en temps, il revient de manière insistante depuis la guerre en Ukraine : Splinternet, un néologisme combinant « splinter » (« éclat, fragment » en anglais) et « Internet ». Autrement dit, un Internet fracturé en plusieurs espaces étanches les uns aux autres. Le terme s’inscrit dans un contexte de rivalité géopolitique entre Etats-Unis, Russie, Chine et Union européenne, où chacun a compris qu’imposer ses règles et ses standards technologiques était un moyen d’imposer ses valeurs et satisfaire ses intérêts. Un groupe d’experts, mandaté par un organisme européen dédié aux questions de sciences et de technologies, a publié mi-juillet 2022 un rapport sur le sujet pour le Parlement européen. Le résultat tient de l’état des lieux et sert à nourrir de prochains travaux législatifs concernant les technologies.

« A la fois l’unicité et l’ouverture d’Internet sont désormais sous pression tant sur le plan politique, économique que technologique. Des acteurs tels la Russie et la Chine tentent de limiter l’accès de leurs citoyens aux contenus publics mondiaux et d’aligner leurs infrastructures de technologies de l’information sur leurs frontières nationales », indiquent d’emblée les auteurs Clément Perarnaud, spécialiste des questions de gouvernance d’Internet au CEPS (Centre d’étude des politiques européennes), Julien Rossi, expert en protection des données, Francesca Musiani du Centre Internet et Société du CNRS et Lucien Castex de l’Institut de Recherche Médias Cultures Communication et Numérique à l’université Sorbonne Nouvelle (Paris). Mais ils pointent aussi du doigt le manque d’interopérabilité de certaines technologies fournies par des compagnies privées, enfermant les utilisateurs dans des « silos technologiques ».

Google ou une « infrastructure technique indépendante »

Les exemples sont nombreux. L’accès à Facebook et Twitter restreint en Russie depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022 ; le trafic Internet des zones occupées détournées vers les infrastructures techniques Russes ; les efforts de la même Russie pour bâtir un internet national, RuNet, séparé du reste ; les connexions internationales canalisées et séparées du trafic internet national au Cambodge en février 2021. Mais aussi la menace brandie en février 2022 par Meta, maison mère de Facebook et Instagram, de retirer d’Europe ses réseaux sociaux en raison des controverses sur les données d’utilisateurs. Ou encore les orientations technologiques en général de Google qui « semble être en train de bâtir une infrastructure technique indépendante » note encore le rapport.

Même la personnalisation des contenus et le ciblage des internautes, qui aboutit à proposer des contenus différents aux uns et aux autres selon leurs profils, est vue comme une fracturation, avec autant de « splinternets » qu’il y a d’internautes. « Splinternet est un terme controversé et confus datant des années 2000, note Clément Perarnaud. Notre but était d’étudier le processus de fragmentation plus que le point d’arrivée. Mais Internet, par définition, est déjà fragmenté, c’est un réseau de plusieurs dizaines de milliers de réseaux autonomes reliés par des protocoles interopérables. »

Cette confusion est due au fait que tout le monde ne parle pas toujours de la même chose quand il est question d’Internet. Celui-ci peut être vu soit comme une architecture technique, soit comme un espace public. « La fragmentation peut concerner l’un ou l’autre ».

DNS contre IDN

D’où la diversité des leviers permettant d’amplifier le phénomène, allant de la « simple » censure en bloquant des contenus aux grandes manœuvres techniques au cœur des réseaux. Modifier les protocoles de chiffrement ou rendre inintéropérable un système d’adressage avec celui existant, le DNS, par exemple. « Les fournisseurs d’accès à Internet sont déjà capables d’empêcher l’accès à des sites, mais on voit poindre des systèmes de noms de domaines nationaux », continue Clément Perarnaud. Le rapport rappelle l’émergence d’un Internationalised Domain Name (IDN), censé tenir compte de l’écriture en caractères non latins (arabe, cyrillique, hindi, chinois) et compenser les lacunes du DNS. Or nombre de problèmes techniques empêchent l’IDN d’être parfaitement compatible avec le système historique, avec pour effet de créer des silos linguistiques.

En 2019, la Chine a très officiellement proposé à l’Union Internationale des Télécommunications son projet « New IP », un nouveau protocole Internet établi par les sociétés chinoises privées du domaine. Sauf que le pouvoir central ayant ses antennes partout dans l’industrie, ce serait surtout une manœuvre de l’Etat chinois pour accentuer son contrôle sur Internet, et pas seulement en Chine.

Les auteurs estiment également que le règlement général sur la protection des données, applicable en Europe depuis mai 2018, a conduit à une forme de fragmentation. Des sites, souvent américains, ne permettent plus à des IP européennes de se connecter à eux, pour éviter de se soumettre aux règles européennes sur la protection des données personnelles. Preuve que les meilleures intentions, une fois traduites en technologie, peuvent nuire à l’ouverture originelle d’Internet.

Source: Sciencesetavenir.fr
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