« Elden Ring », un jeu vidéo aussi âpre que sublime

Autres articles
1 De 157

« Tout ce qui est propre à exciter les idées de la douleur et du danger, tout ce qui est en quelque sorte terrible, est source du sublime, c’est-à-dire capable de susciter la plus forte émotion que l’âme puisse ressentir », écrivait le penseur irlandais Edmund Burke en élaborant sa théorie du sublime au XVIIIe siècle. Cette beauté accablante, qui s’impose et menace de nous détruire tout à fait, caractérise également les réalisations de FromSoftware.

Avec sa série Dark Souls, le studio a façonné une philosophie de jeu revêche et impitoyable où les morts à répétition constituent le cœur d’une expérience qui nous intoxique aux boucles ludiques, aux ambiances désincarnées et aux architectures tortueuses d’inspiration médiévale. Les Souls ainsi que leurs cousins victorien (Bloodborne) ou samouraï (Sekiro : Shadows Die Twice) se sont évertués à travailler un même modèle. Forts d’un succès inattendu qui porta leur influence bien au-delà des cercles d’initiés, ces jeux de rôle et d’action figurent parmi les plus révérés des dix dernières années.

Dans ce prolongement paraît Elden Ring, fruit de six années de travail et d’une collaboration de prestige avec l’écrivain George R. R. Martin (Le Trône de fer) qui a posé les fondations fictionnelles de l’Entre-Terre, le monde massif du jeu. Avec ce titre disponible vendredi 25 février (sur PC et sur les différents modèles de Xbox et de PlayStation), FromSoftware délaisse les parcours contraints de ses dédales cloîtrés et de ses cathédrales aux courbes cycloïdales pour se mesurer enfin au jeu vidéo en monde ouvert, soit le Graal du jeu d’aventure.

En débouchant sur la Nécrolimbe, la région boisée et montagneuse où débute Elden Ring, nous sommes assaillis par une abondance de possibilités. La familiarité de Skyrim se rappelle à nous alors que nous dénichons des cavernes reculées, puis celle d’Assassin’s Creed quand nous nous dissimulons dans les fourrés pour surprendre un cortège de soldats, ou encore celle de The Witcher lorsque la cueillette et la collecte nous invitent à concocter moult outils.

Si ces emprunts aux ténors du genre paraissent convenus, FromSoftware ne trahit toutefois pas son credo : ici, pas de journal de quêtes ni d’objectifs chiffrés, et une carte sommaire pour seul luxe. Fidèle à ses univers dépeuplés, le studio japonais opte pour une version épurée du monde ouvert, qui se rapproche, en moins radical, de Breath of the Wild. Plutôt que de réinventer le genre, FromSoftware adapte ces principes éprouvés à sa propre méthode.

Elden Ring pousse ainsi la formule des Souls à son paroxysme : la pléiade de classes de personnages, la panoplie d’épées, d’armures, de sortilèges et d’incantations, les joutes en multijoueurs (coopératives ou compétitives) ou le système de messages d’entraide sont transcendés par la taille du monde. Malgré une inévitable répétitivité des situations, la profusion d’aventures que nous traversons en parcourant ces contrées, pour la plupart facultatives, enrichit la palette FromSoftware. Cet équilibrage accru entre les défis et les choix répond de façon enthousiasmante aux débats sur les modes de difficulté qui ont souvent animé les joueurs à propos de ces titres.

Avec le monde ouvert, FromSoftware trouve, en outre, un souffle vivant, timide mais inédit pour le studio. Des animaux sauvages gambadent, le décor voit le passage des jours et des nuits ainsi que celui des éléments. Sous l’effet des bourrasques, même les arbres semblent animés. Et pourtant, l’Entre-Terre demeure un continent aux régions mornes, aux villages engloutis sous les eaux et aux routes jonchées de vestiges, un monde d’après la calamité. Ce pourrait être un écho déformé d’Ocarina of Time, le classique de Nintendo sorti en 1998 où l’on parcourait similairement à cheval un vaste royaume tombé en décrépitude.

Le modèle lointain de Zelda permet à FromSoftware d’embrasser les grandes aires tout en maintenant sa formidable réputation de bâtisseur de niveaux fermés. Chacune des régions d’Elden Ring est couronnée par un château où réside un demi-dieu qu’il nous faudra occire afin d’obtenir un fragment du Cercle d’Elden. En poussant la porte de ces châteaux, nous explorons des donjons renversants, parmi les plus sophistiqués jamais imaginés par le studio. A l’appel du vide et des aventures aux quatre directions succède donc un retour aux labyrinthes.

Au-delà de cette dichotomie spatiale, Elden Ring nous renvoie à la poésie évanescente des jeux de Fumito Ueda, aux forteresses trouées d’ICO, au haut plateau désolé de Shadow of the Colossus et à ses masses de pierre et de chair qui errent parmi les ruines. Nul hasard, puisque Hidetaka Miyazaki, le président et concepteur en chef de FromSoftware, est entré dans l’industrie il y a vingt ans après avoir été saisi par la beauté de ces jeux.

Avec ses panoramas à la Caspar David Friedrich, Elden Ring file une mélancolie d’inspiration fortement romantique. Les promontoires depuis lesquels nous scrutons les perspectives invraisemblables de l’Entre-Terre dominent des falaises battues par les vagues, des montagnes déchiquetées, tandis qu’au loin un château nous appelle, avec à ses pieds, sans doute, toujours plus de grottes empoisonnées, de hameaux maudits ou de bosquets enchantés. Chaque château en cache un autre ; il y a toujours plus haut et toujours plus bas, cette enfilade ad nauseam de sites fantastiques dessinant l’histoire d’un âge d’or perverti. Si l’académie royale de Raya Lucaria ressemble autant au château bavarois de Neuschwanstein, c’est parce que la citadelle a elle aussi connu le crépuscule des dieux.

Dans ce monde qui vacille, chimères et dragons attendent tapis dans leurs tanières, derrière des portes de pierre, que le joueur vienne les délivrer de leurs boucles de haine. FromSoftware pioche dans un vaste catalogue d’abominations et de carcasses enragées, imaginé au fil des années. Pour qui décide d’embrasser ce cauchemar, Elden Ring offre d’inépuisables prodiges : des colosses par le feu réveillés se relevant sur une muraille en ruines, des mausolées vivants pareils à des pachydermes, des rivières souterraines menant à des cités intraterrestres, un arbre d’or et de vie trônant au centre du monde. Et puis deux doigts géants, écorchés, dont on consulte les oracles. Autant de visions terribles et fascinantes d’un ailleurs sublime.

On a aimé :

On a moins aimé :

C’est plutôt pour vous si :

Ce n’est plutôt pas pour vous si :

La note de Pixels :

5 Grandes Runes sur 5, soit un cercle d’Elden.

Source: lemonde.fr

laissez un commentaire