Salons de coiffure : la première coupe dans « le monde d’après »

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Qu’il était doux le temps où nous allions nous faire couper les cheveux, le cœur léger. Des revues en papier glacé nous communiquaient les derniers potins concernant la famille royale d’Angleterre, le (la) préposé(e) au brushing nous informait, en exclusivité, du projet municipal visant à changer le sens de circulation de l’avenue du Maréchal-Leclerc, les cliquetis métronomiques des ciseaux nous berçaient, abandonnés aux effluves réconfortants de shampooing et d’after-shave.

C’était avant le Covid-19. Un autre ressenti domine, lundi 11 mai, en ce premier jour de déconfinement, synonyme de réouverture des salons de coiffure : l’impression de se rendre dans un hôpital.

De très drastiques consignes avaient été édictées, ces jours derniers, par les organisations patronales auprès des 85 000 établissements du secteur : port obligatoire de masques, de gants et autres visières en plastique, surblouses et peignoirs à usage unique, désinfection du matériel entre deux coupes, fermeture des toilettes et des vestiaires, suppression des magazines… Un « protocole » aussi contraignant pour les professionnels que pour les clients, prêts à tout pour remettre de l’ordre dans des tignasses livrées à elles-mêmes, après deux mois d’anarchie capillaire.

Dans « la vie d’avant », le salon de coiffure Epitète, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse (Yvelines), à l’extrémité sud du RER B, là où la grande banlieue parisienne se mue en campagne, n’ouvre pas le lundi. Mais après le confinement, Karine Ruinet a dû revoir ses plans : « C’est important de montrer qu’on est là après deux mois d’absence », confie-t-elle.

Ce matin, elle est arrivée à 7 h 30 pour préparer sa boutique et accueillir, à peine une demi-heure plus tard, sa première cliente. Son carnet de rendez-vous affiche complet jusqu’à 19 heures. Son équipe, dont une partie est normalement à temps partiel, officiera à temps plein au cours des prochaines semaines. Aucun créneau n’étant disponible ces prochains jours, il faudra s’armer de patience. « Même si l’activité se relance aujourd’hui, on a quand même un passif de deux mois d’arrêt. On ne va pas se mentir : c’est un chiffre d’affaires que l’on ne rattrapera pas, malgré l’enthousiasme de ces retrouvailles. »

Sur le fauteuil, une femme d’âge mûr se fait faire les racines. Ses petits yeux dépassent à peine du grand masque en tissu qui lui mange la moitié du visage. Comme de nombreux clients du salon, cette habituée fréquente le lieu depuis plusieurs années. « Dans les quinze derniers jours avant le confinement, on ne se faisait déjà plus la bise. Il faut être vigilant », explique la propriétaire d’Epitète.

Au fil des heures, la ritournelle du quotidien « pré-Covid » semble reprendre ses droits dans le petit commerce installé face à l’église : le facteur s’autorise un brin de causette en déposant le courrier, on se fait des grands gestes à travers la vitre pour saluer les connaissances perdues de vue depuis deux mois… Mais reprennent surtout ces petits bavardages typiques d’un salon de coiffure. Alors oui, bien sûr, les choses ne sont pas exactement les mêmes et les conversations tournent autour de l’épidémie et du confinement ; de la réouverture des écoles, du chaos dans certains supermarchés et de la crainte d’une deuxième vague.

La crise sanitaire, Jean-Marc Huchon, employé d’une société de transports et de logistique dont l’activité n’a pas été interrompue, ne l’a pas vécue comme la majorité des Français. « Et en plus, je m’étais fait couper les cheveux avant le confinement, alors ce n’est pas catastrophique », raconte l’homme, teint hâlé et yeux clairs, qui fêtera ses 50 ans ce mardi. C’est plus pour « le rituel », sa « petite sortie » bimestrielle, qu’il a pris rendez-vous. « J’ai tenté un coup de poker dès la date du 11 mai annoncée : j’ai appelé Karine et je lui ai dit : “on déconfine le 11 mai, je suis devant ton salon à 9 heures”. Finalement, ça a été le 11 mai à 9 heures 30. »

Même enthousiasme et même empressement chez Josiane Mario, tonique bout de femme de 69 ans. Il faut dire que cette bénévole dans un refuge pour chiens devait refaire sa permanente – « légère hein, pas mémère » – quand le gouvernement a annoncé la fermeture des commerces n’étant pas de première nécessité. Bigoudis sur la tête, surblouse rose fluo et masque chirurgical sur le nez, elle détaille : « Je n’en pouvais plus, même si j’ai appris à dompter ma mèche. »

Les ravages capillaires du confinement, cette élégante septuagénaire les juge pourtant bien plus visibles chez les hommes que chez les femmes : « On peut toujours s’en sortir avec une queue-de-cheval ou un chignon. » Elle aura été moins chanceuse, la faute à une tentative infructueuse de shampoing colorant. « C’est formidable, c’était un endroit dont on attendait tellement la réouverture, s’exclame une autre cliente d’une soixantaine d’années. Je me suis même permise d’appeler un dimanche pour prendre rendez-vous. »

« C’est un jour historique quand même, souffle une dynamique petite femme aux yeux gris, installée près du stand à shampoing. Ça devrait être férié. » C’est aussi pour sortir de la solitude dans laquelle le confinement l’a enfermée depuis mi-mars qu’elle est là : « J’étais loin de mon compagnon, de mes enfants… C’était très dur psychologiquement, même si je suis consciente d’avoir été privilégiée dans cette épreuve, en vivant à la campagne. » Et de résumer : « On revit, ce n’est que du bonheur ! »

Du bonheur et… des couleurs, au sens capillaire du terme. « Deux mois sans couleur. Regardez-moi, je n’ai jamais été aussi moche », s’amuse Patricia Denis, devant le salon de coiffure de la chaîne Tchip, rue du Faubourg Saint-Martin, dans le 10e arrondissement de Paris. Il est 10 heures ce lundi matin, l’ouverture est prévue dans un quart d’heure : sur le trottoir, des clients attendent sous la pluie fine et fraîche du premier jour de déconfinement.

Patricia a « tellement hâte », dit-elle : « Normalement, je vais toutes les semaines chez le coiffeur. Mes cheveux sont tout bouclés. Or, j’ai horreur des cheveux bouclés. Je n’avais même pas de shampoing chez moi. Rendez-vous compte. Même le monsieur du G20, à côté de chez moi, m’a dit : “Mais Patricia, qu’est ce qui t’arrive ?” Attendez, je vous montre une photo de moi il y a trois mois. Voilà, ça, c’est vraiment moi. »

Ce salon de coiffure mixte n’a jamais fonctionné sur rendez-vous, depuis son ouverture, il y a cinq ans. S’il est complet ce matin, c’est grâce à Aurélia, la patronne, qui a eu la bonne idée de transférer les lignes de ses deux salons parisiens sur son portable, et mis en place une plate-forme « d’urgence » pour anticiper la reprise. Quand Nuria, Anita, et Marie* sont arrivées pour prendre leur poste, tout était prévu : les masques, le scotch au sol, les blouses, les parois en Plexiglas, les notes aux clients pour les mesures d’hygiène, et même, des petits portemanteaux individuels. « Vous savez, moi je les ai presque harcelées pour avoir un rendez-vous. J’ai laissé plein de messages pour être sûre d’avoir un créneau ! » Les portes s’ouvrent, Patricia fonce.

« Messieurs dames, bonjour, il faut vraiment suivre le marquage au sol. Reculez. On est heureuses de vous accueillir. Vous avez de l’alcool à l’entrée. Gardez votre manteau, on ne peut pas prendre les vestiaires », lance une des employées. Anita ne s’occupe que des « shampoings-coupes » aujourd’hui. Cette mini-cohue n’est pas sans l’enchanter : « Les gens se rendent compte que l’on fait un métier de nécessité. Après avoir cru pendant si longtemps que c’était un métier d’idiot. »

Un monsieur aux cheveux poivre et sel s’étonne : « Où sont les hommes ? » Avant de s’installer : « Faites court. J’ai besoin de respirer. » Anita s’assure que tout est en place : « Ça se fête ! C’est la première coupe depuis le confine’». Elle vaporise, cherche le gel, réajuste son masque, jongle avec peigne et ciseaux. « Vous voyez tous les gestes qu’il va falloir additionner ? » Elle récapitule : « Tout est désinfecté. Ça, c’est ok, ça aussi… » Puis se lance : « Allez, on y va. Alors, racontez-moi, comment s’est passé votre confinement ? » L’homme ferme les yeux : « Ça ne vous dérange pas ? Je suis tellement bien. J’attendais le coiffeur avec impatience », soupire-t-il.

Derrière, Fatiah, dentiste et habitante du quartier, est installée face au miroir, ses racines ont déjà disparu sous la coloration qui est en train d’être posée. « Je reprends le travail demain, il fallait absolument que je refasse faire ma couleur, indique-t-elle. Je ne suis sortie que pour faire des courses alimentaires pendant le confinement. Pendant deux mois, c’était la jachère. Dans mon programme de sortie, retrouver une figure humaine et sociale était la première chose à faire. »

Contrairement au personnage de Nathalie Baye dans Vénus Beauté (1999), qui en a assez « d’écouter les confidences des autres toute la journée », Anita aime prêter l’oreille et papoter avec sa clientèle, hommes et femmes confondus. Les histoires, les anecdotes, les ressentis fusent à l’envi, ce matin-là, entre les parois de Plexiglas. « Ce besoin de sociabilité m’émeut », s’ouvre-t-elle. Une dame entre dans le salon, avec une question : « Est-ce que je vais payer plus cher à cause des surblouses de protection ? » « Oui, 2 euros en plus », répond Nuria, la manager. « C’est normal. Allez, je vous appelle tout à l’heure pour prendre rendez-vous », promet la future cliente.

Deux euros de surplus, c’est aussi ce que Tiago Ferreira réclame ce même lundi, dans son salon, Tiago Coiffure, situé à Saint-Pierre-des-Corps (Indre-et-Loire), ville ouvrière de la banlieue de Tours. Le supplément permettra d’amortir l’investissement en matériel supplémentaire dû à l’épidémie : 40 peignoirs, un sèche-linge pour laver ces derniers au fur et à mesure, 100 masques, des bouteilles de gel hydroalcoolique, des produits désinfectants, ainsi qu’une visière en plastique dotée d’un élastique qui lui a cisaillé la nuque pendant la première demi-heure, avant d’être mis de côté

Son deuxième client de la journée, François Donaro, 68 ans, un retraité du marché de gros situé de l’autre côté de la voie de chemin de fer, a une mauvaise nouvelle à lui annoncer : le décès de son beau-frère, la veille, des suites du coronavirus, dans une clinique de Tours. Celui-ci, âgé de 74 ans, bénévole au sein du club de foot de Montlouis-sur-Loire, était un client fidèle de Tiago. Saleté de Covid : « Il est toujours là, il est invisible », peste l’homme aux ciseaux, avant de s’attaquer à un tour d’oreilles particulièrement délicat en raison du masque que porte son client et des gants dans lesquels ses doigts agiles ont été « confinés », à leur tour.

Le téléphone sonne toutes les cinq minutes. Le propriétaire des lieux ne peut pas offrir de créneau avant le 22 mai. « Pour certaines personnes, aller chez le coiffeur est un petit plaisir, au même titre que faire ses courses ou manger au restaurant. Demain, les gens apprécieront encore plus de venir se faire couper les cheveux. » Ce soir, son dernier rendez-vous est à 21 heures.

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Source: lemonde.fr

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