« Il y a une dépolitisation très forte du complotisme » de la part du gouvernement

L'historienne belge Marie Peltier, spécialiste des complotismes
L’historienne belge Marie Peltier, spécialiste des complotismes — Marie Peltier
  • Dans Fake et causes, 20 Minutes vient éclairer les thématiques autour du complotisme, du fact-checking et des enjeux pour la démocratie.
  • Alors que le gouvernement prépare des assises des dérives sectaires et du complotisme, nous avons échangé avec Marie Peltier, historienne belge, spécialiste des complotismes.
  • « Le complotisme est une maladie démocratique contemporaine, analyse-t-elle, c’est un logiciel de défiance, de remise en question des institutions démocratiques. »

A travers sa série d’interviews « Fake et causes », 20 Minutes vient éclairer les thématiques autour du complotisme, du fact-checking et des enjeux pour la démocratie. 20 Minutes donne la parole à des chercheurs, des chercheuses, des associations, des experts, des expertes ou d’autres membres de la société civile pour ouvrir le débat.

Alors que le gouvernement français prépare des assises des dérives sectaires et du complotisme, qui doivent avoir lieu au premier trimestre 2023, nous avons échangé avec Marie Peltier, professeure à la Haute Ecole Galilée de Bruxelles. L’historienne belge, spécialiste des complotismes depuis une dizaine d’années, livre une vision très critique de l’exécutif. Et interroge les postulats complotistes en chacun de nous.

Estimez-vous qu’il est pertinent d’organiser des assises des dérives sectaires et du complotisme, comme celles qui sont prévues au premier trimestre 2023 ? 

Associer « complotisme » et « dérives sectaires » comporte un risque très présent actuellement dans la lutte contre le conspirationnisme : celui de la dépolitisation. Si l’on envisage le phénomène complotiste comme étant le fait de personnes « radicalisées » ou « embrigadées », on prend le risque très grand de passer à côté de son caractère massif dans la société. Car il est question d’un imaginaire politique de la défiance qui se répand à des degrés divers. Le risque est qu’avec une telle posture, nous n’accentuions une binarité – complotistes versus anti-complotistes -, plutôt que de travailler à la redéfinition d’une vision commune qui puisse redonner confiance en la démocratie.

Sur le plateau de Touche pas à mon poste, mi-novembre, Sonia Babkes, secrétaire d’État chargée de la citoyenneté, expliquait que le complotisme était « l’utilisation de toute une série de théories non prouvées qui génèrent une forme de séparatisme de ce qui est vérifié ». Pourquoi ces propos vous posent-ils problème ?

Ça ne veut absolument rien dire. Le contexte de séparatisme, je ne sais pas ce qu’il vient faire là. Mais en dehors du fait que ça ressemble à des contextes juxtaposés et non maîtrisés, ça dénote surtout d’une dépolitisation très forte du complotisme, notamment du fait du gouvernement français et de la commission Bronner aussi. De plus en plus, on a présenté le complotisme comme le fruit de groupes de personnes radicalisées, assimilées à des personnes qui seraient dans des sectes.

Penser qu’on peut combattre les choses en rétablissant la vérité et en allant chercher des brebis égarées, en les remettant sur le droit chemin, c’est un leurre. Ce genre d’approche ne marche pas. C’est assez inquiétant de voir que des responsables politiques se sont convaincus que le complotisme était simplement un problème de gens qui se coupent de la société et que ce n’était pas un problème beaucoup plus global, une maladie démocratique contemporaine.

Vous dites qu’il y a danger à assimiler complotisme et dérives sectaires, comme ce qui a été fait dans le rapport de la Miviludes, quel est ce danger ?

C’est le cœur de la logique de dépolitisation : le complotisme est vu seulement sous le prisme des personnes les plus extrêmes, celles qui peuvent perdre pied avec le réel, dans leur relation avec leur famille. Elles existent et, dans ce cadre, les organisations de dérives sectaires peuvent être d’une certaine aide, mais le cœur du problème conspirationniste n’est pas là. Le cœur du problème, c’est qu’il y a un complotisme mainstream, une défiance mainstream, qui est même présente dans les partis politiques. Le grand danger d’associer cela à des sectes c’est d’externaliser le problème, de ne pas voir que ça questionne l’ensemble de nos sociétés et que ça nous concerne tous : c’est comment recréer de la confiance, du sens et du fond.

La grave erreur politique de ce rapport, c’est cela. Cela ressemble à ce qui avait été fait pour la radicalisation djihadiste il y a quelques années, on est tombé dans les mêmes travers, avec des programmes de déradicalisation. Ce sont exactement les mêmes méthodes inefficaces, pour se donner bonne conscience, qui sont recyclées dans l’approche.

Quelle est votre définition du complotisme ?

C’est un imaginaire politique de la défiance envers ce qui fait normalement parole d’autorité en démocratie, à l’égard de la parole médiatique, de la parole scientifique, de la parole politique. Cet imaginaire de la défiance postule que derrière ce qu’on nous dit, il y a une logique de mise en scène au service d’intérêts cachés. C’est l’idée que ce qu’on nous dit, en démocratie particulièrement, est un leurre.

C’est ça que la secrétaire d’Etat ne comprend pas, dans le logiciel complotiste, sa parole elle-même est un leurre. Et donc, la démocratie in fine serait un leurre aussi. C’est vraiment le fond du problème. C’est un logiciel de défiance, de remise en question des institutions démocratiques qui peut aller jusqu’à l’attaque du Capitole aux Etats-Unis. L’ADN politique du conspirationnisme conduit potentiellement à la tentative de renversement des institutions démocratiques. La perspective du complotisme, c’est cela.

Emmanuel Macron analysait le complotisme en 2020 à l’aune de la « contestation de toute forme d’autorité y compris académique et scientifique ». Êtes-vous davantage en accord avec cette idée ?

En partie, mais pour moi, c’est plutôt ce qui fait autorité en démocratie. C’est très important. Le complotisme, ce n’est pas juste un truc de rébellion contre l’autorité. C’est la remise en cause envers ce qui fait normalement autorité en démocratie, c’est-à-dire ce qui fait la légitimité de la démocratie. Et si on n’a pas cette lecture-là, on ne comprend pas pourquoi le complotisme est une arme de dictature, de propagande pour discréditer la parole d’autorité, mais la parole d’autorité en démocratie. Les complotistes ne remettent pas en question la parole de Poutine généralement par exemple.

Quelles sont les causes du complotisme ?

Elles sont multiples évidemment, comme tout phénomène social. Le complotisme est un phénomène ancien historiquement, fortement lié à l’antisémitisme. Historiquement, le complotisme est une arme de haine des Juifs. A partir du 11 septembre 2001, il y a une résurgence de la parole complotiste en raison d’une série de facteurs, dont la massification du Web. Le médium a bien évidemment joué un rôle là-dedans. Mais aussi parce qu’on est rentré dans une phase de désillusion démocratique. On a décidé de donner une couleur très civilisationnelle au 11 septembre et, à tout ce qui a suivi, l’idée que notre civilisation était attaquée par des barbares ou des terroristes. On a énormément clivé nos sociétés autour des politiques sécuritaires.

Une fracture s’est produite à ce moment-là. Et, parallèlement, le logiciel de la défiance a pris de l’ampleur : l’idée que l’Occident mettrait en avant la démocratie, mais en réalité pour perpétuer sa domination. La défiance envers nos sociétés démocratiques s’est beaucoup cristallisée en 2003 avec l’intervention en Irak, où là, en plus, on sait que le pouvoir américain ment pour intervenir. A partir de l’entrée dans les années 2000, des événements ont un peu figé une désillusion, un clivage et, sur cette fragilisation, les discours de propagande, de soutien aux dictatures ont pu prospérer. C’est l’idée que la démocratie est un leurre, qu’un autre récit est proposé, un récit alternatif entre guillemets.

En vingt ans, cela a pris de plus en plus d’espace, avec un gros tournant dans les années 2010 à travers les réseaux sociaux. Chacun a pu s’approprier ces logiciels, chacun devient son propre créateur de contenu. Puis vient l’élection de Donald Trump en 2017. On voit vraiment que cet imaginaire-là, parce que Trump en est imprégné, devient dominant et massif dans la société.

Cette séquence politique a une vingtaine d’années et s’est installée progressivement. Aujourd’hui, cette défiance systématique imprègne l’ensemble de notre société. Ce n’est pas juste un petit groupe qui croit aux Illuminati ou que la Terre est plate.

Dans les discours complotistes, l’argument de la libre-pensée, de la liberté d’expression est fréquemment convoqué pour soutenir ses positions. Et contredire ces discours, c’est aller contre la liberté d’expression.

Oui, c’est très juste et très important de le relever. Les sphères conspirationnistes ou les sphères de propagande ont repris à leur compte, ces dernières années, les valeurs démocratiques. Elles ne se sont pas montrées comme antidémocratiques. Paradoxalement, elles ont prétendu que, désormais, c’était elles qui représentaient mieux la démocratie que les démocrates eux-mêmes. A cette fin, elles ont énormément utilisé ce que j’appelle un hold-up sémantique : elles ont récupéré toute la sémantique démocratique, mais à une fin de soutien aux dictatures. Ce qui est compliqué du coup, car des personnes de bonne foi peuvent adhérer à ce genre de propos en ayant à cœur l’idéal démocratique.

Le concept de liberté d’expression a été énormément instrumentalisé pour dire que c’est l’obligation d’écouter tout le monde, c’est-à-dire cette espèce idée qu’il faut mettre autour de la table, si on parle de la Syrie par exemple, un pro et un anti Assad. C’est un dévoiement total de l’esprit journalistique et de la liberté d’expression. La liberté d’expression, ce n’est pas écouter toutes les paroles hostiles à la démocratie ou des paroles de ‘tout est un crime de guerre’.

Malheureusement, c’est un récit qui a fait beaucoup de mal au niveau des médias, qui doivent se regarder en face à ce niveau-là. Cela fait vingt ans qu’il y a des plateaux télé où, sous couvert de liberté d’expression, la parole pro dictature, raciste, etc., a été libérée.

Quelles sont les limites entre la pensée critique et le complotisme ?

C’est une question délicate parce qu’il n’y a pas franchement une limite claire. Et c’est en cela que le discours de la secrétaire d’Etat est une illusion. Malheureusement, le complotisme peut se répandre à des degrés divers et on peut tous être imprégné par des logiques de défiance. Chacun, chacune doit s’interroger sur ses propres postulats.

Le problème du conspirationnisme, c’est qu’il y a déjà un postulat qui est figé en amont. Par exemple, croire d’office que c’est l’Occident qui est coupable de tout dans la guerre en Ukraine. Avoir ce postulat, ce n’est pas de l’esprit critique, de la critique sociale ou de la critique politique, c’est juste du conspirationnisme, c’est juste de la propagande et de la désinformation. Mais si on est prêt à questionner nos postulats idéologiques, on va pouvoir réouvrir la possibilité d’une vraie critique.

Actuellement, il est dur d’amener une critique de la scène politique constructive parce qu’elle va être dévoyée, récupérée par des complotistes. Pour éviter cela, il faut que nous-même, un nous collectif, on soit très au clair sur nos postulats, nos limites, notre vision, ce que l’on défend, ce avec quoi on n’est pas d’accord. Le véritable chantier, c’est celui de la clarté, de remettre des balises politiques sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. C’est ça qui va pouvoir réouvrir la possibilité d’une critique qui porte ses fruits.

Le complotisme est-il lié à une idéologie en particulier ?

Oui, en ce sens que cette idéologie est réactionnaire, hostile à l’émancipation, à la démocratie, c’est clair et c’est historique. De manière plus concrète, ça veut dire qu’il y a des liens culturels avec l’extrême droite depuis toujours. Et encore maintenant, les réseaux conspirationnistes francophones sont très ancrés à l’extrême droite, aussi en lien avec la propagande des régimes autoritaires, qui sont souvent les mêmes que les réseaux d’extrême droite.

Pour les réseaux prodictatures, ceux prorusses ou proAssad, le complotisme est vraiment un fond de commerce. Dans ces mouvements, il y a aussi des mouvements de gauche. On dit souvent que le conspirationnisme c’est l’extrême droite et l’extrême gauche, je ne suis pas totalement d’accord. C’est l’extrême droite, c’est clair, c’est une partie de l’extrême gauche aussi qui est souvent plutôt prodictature.

Mais, à l’heure actuelle, dans le contexte de mainstraimisation, le complotisme touche l’ensemble des familles politiques. On ne peut plus dire que c’est une idéologie réservée à un petit groupe. Cette idéologie antidémocratique, qui discrédite les mouvements d’émancipation, est tout à fait mainstream dans la société. Elle est donc à combattre par tous. Ça, c’est vraiment l’angle mort formé par la dépolitisation.

Source: 20minutes.fr
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