Le deuil : impossible à imposer, indécent à exposer

La perte d’un être cher n’est que la première étape d’une longue solitude. Face à l’injonction à « faire son deuil », autrement dit remiser au plus vite chagrin et détresse, une autre voie se dessine, plus apaisée : chérir les disparus et cultiver, ce faisant, une nouvelle forme de lien.

Deuil

Sarajevo, janvier 1994.Le père de Szatko vient de mourir. Sa mère pleure en évoquant les vacances que la famille Dizdarevic passait auparavant à Dubrovnik ou à Mostar.

GÉRARD RONDEAU / AGENCE VU

Cet article est issu du magazine Les Indispensables de Sciences et Avenir n°211 daté octobre/ décembre 2022.

« Il va falloir que tu fasses ton deuil, que tu en parles, que tu t’y confrontes, que tu le traverses. Certitudes pleines de suffisance de qui n’a pas encore connu le chagrin ». Projetée dans la douleur infinie par la mort de son père en 2020, l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie* doit endurer la prescription que ressassent amis ou psys à celui qui vient de perdre un proche : « il faut faire son deuil. » Une injonction au détachement, à l’oubli « d’une grande violence« , selon la philosophe belge Vinciane Despret : « On vous dit comment vous devez détacher les liens avec le disparu. Et le mort n’a d’autre rôle à jouer que celui de se faire oublier. »

Nous craignons la « contagion » du malheur

Issu d’une interprétation du modèle psychologique présenté par Freud en 1915 dans « Deuil et mélancolie« , le concept de travail de deuil s’est imposé comme une norme. « Elle heurte beaucoup d’endeuillés, observe Martin Julier-Costes, socioanthropologue. Faire son deuil, cela signifie en creux que vous pourriez ne pas le faire. Or ce n’estpas une question de choix. On essaie de maintenir la tête hors de l’eau, et c’est déjà beaucoup !  » L’expression implique un travail « alors même que je suis complètement dépassé par cette chose irreprésentable, que je ne sais pas où j’en suis car je continue à entendre, voir, ressentir la personne disparue « . Sur le plan psychologique, ajoute-t-il, le deuil est « un processus naturel ; un trajet pour transformer le lien et la relation « .

Cet article est issu du magazine Les Indispensables de Sciences et Avenir n°211 daté octobre/ décembre 2022.

« Il va falloir que tu fasses ton deuil, que tu en parles, que tu t’y confrontes, que tu le traverses. Certitudes pleines de suffisance de qui n’a pas encore connu le chagrin ». Projetée dans la douleur infinie par la mort de son père en 2020, l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie* doit endurer la prescription que ressassent amis ou psys à celui qui vient de perdre un proche : « il faut faire son deuil. » Une injonction au détachement, à l’oubli « d’une grande violence« , selon la philosophe belge Vinciane Despret : « On vous dit comment vous devez détacher les liens avec le disparu. Et le mort n’a d’autre rôle à jouer que celui de se faire oublier. »

Nous craignons la « contagion » du malheur

Issu d’une interprétation du modèle psychologique présenté par Freud en 1915 dans « Deuil et mélancolie« , le concept de travail de deuil s’est imposé comme une norme. « Elle heurte beaucoup d’endeuillés, observe Martin Julier-Costes, socioanthropologue. Faire son deuil, cela signifie en creux que vous pourriez ne pas le faire. Or ce n’estpas une question de choix. On essaie de maintenir la tête hors de l’eau, et c’est déjà beaucoup !  » L’expression implique un travail « alors même que je suis complètement dépassé par cette chose irreprésentable, que je ne sais pas où j’en suis car je continue à entendre, voir, ressentir la personne disparue « . Sur le plan psychologique, ajoute-t-il, le deuil est « un processus naturel ; un trajet pour transformer le lien et la relation « .

Avec les étapes énoncées par la psychanalyse (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation), le « travail de deuil » implique « un processus linéaire, qui aurait une fin, souligne Martin Julier-Costes. On met à distance l’endeuillé en lui disant : gère ton deuil dans l’intimité, et reviens quand tu seras capable d’en parler sans trop d’émotion, sans trop m’affecter, moi ».

Nous craignons la « contagion » du malheur. « La mise à distance des personnes côtoyant la mort est un invariant anthropologique ! remarque le chercheur. On le voit aussi avec les professionnels des pompes funèbres, auxquels on confère un statut particulier, de pestiférés parfois, de personnes étranges pour le moins, voire fascinantes. »

Quand la tristesse devient pathologique

Jusqu’à la Grande Guerre, le deuil reste très formalisé, avec des rituels et des règles explicites : des tentures noires devant les habitations, des codes vestimentaires et alimentaires, un retrait de la vie sociale… « Une veuve était ostensiblement marquée par l’obligation du port de vêtements noirs » la première année, puis violet, mauve ou gris. « La fin des rites marquait la réintégration totale dans la société. »

La politique d’héroïsation des soldats tombés au champ d’honneur a interdit aux familles un deuil trop affirmé, et l’hécatombe a rendu la sophistication des rites absurde. « Après la guerre, les gens ont refusé cette forme trèscodifiée du deuil, qui ne correspondait pas à l’authenticité du chagrin intime, souligne Vin-ciane Despret. Pourtant, avec ces rituels, on affichait clairement qu’on devait être protégé, qu’on ne pouvait attendre de vous, endeuillé, que vous fussiez joyeux dans les occasions sociales.  » Dans les années 1960, l’anthropologue britannique Geoffrey Gorer constate qu’avec la fin des rituels sociaux du deuil, chagrin et tristesse sont devenus indécents : c’est la « nouvelle pornographie » de la mort.

Celui qui est parti a emporté « un petit bout de soi, la partie qui n’est ni vous-même ni l’autre mais qui appartenait à la relation », décrit Vinciane Despret. Une souffrance difficilement audible pour la société. « Au-delà d’une certaine limite, la tristesse devient pathologique. Il va falloir « voir quelqu’un », peut- ê t reprendre des médicaments’, il faut ‘tourner la page’« , observe la journaliste Hélène Fresnel dont le compagnon, Bernard Maris, a été tué en 2015 dans l’attentat de Charlie Hebdo.

Le deuil est « pathologisé » : le manuel de référence américain des troubles psychiatriques a intégré en mars dernier le « deuil prolongé », pour les cas de mal-être persistant au-delà d’un an après le décès d’un proche ! Pour Vinciane Despret, « cette médicalisation traduit l’influence d’un libéralisme effréné : les morts ne servent à rien, et l’endeuillé est dans un état que la société doit s’empresser de redresser. »

La philosophe belge rejette la conception du deuil, dominante en Occident mais minoritaire sur la planète, rationaliste, « laïque et désenchantée », selon laquelle la mort ouvre seulement au néant. Elle suggère de chérir les disparus plutôt que de les oublier. « Si nous ne prenons pas soin d’eux, prévient-elle, les morts meurent tout à fait.  » Les propos de l’écrivain britannique Julian Barnes après la mort de sa femme font écho à ceux de la philosophe : « Lefait que quelqu’un est mort peutsignifier qu’il n’est pas en vie,mais ne signifie pas qu’il n’existe pas ». Alors il vit, « comme elle aurait voulu que je vive ».

* « Notes sur le chagrin », Gallimard, 2021.

Par Eliane Patriarca

Source: Sciencesetavenir.fr
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