Au Groenland, l’ancienne « maison des Français » renaîtra-t-elle de ses cendres ?

Construite lors de la seconde année polaire internationale sous l’impulsion du commandant Charcot, la base scientifique française du fjord Scoresby, au Groenland, a connu divers destins avant d’être abandonnée. Mais Greenlandia, une initiative de documentation climatique, veut désormais en faire une base arctique pour les missions scientifiques françaises.

La maison des Français

Aujourd’hui abandonnée, elle domine le le village d’Ittoqqortoormiit, au Groenland.

Vincent Hilaire – Greenlandia

Groenland, 70° nord, août 2022. Le ciel étend sa voûte sans nuage au-dessus de la baie de Rosenvinge, dans l’immense fjord Scoresby. Les pans brillants des icebergs échoués sur de hauts fonds fondent sous les rayons solaires. Au loin, l’horizon est crénelé de pics d’environ 2.000 mètres d’altitude. Kamak, le voilier de l’expédition française Greenlandia, a jeté l’ancre non loin du village d’Ittoqqortoormiit, seule communauté humaine à 800 km à la ronde dans cette région du nord-est de l’île. La mission Greenlandia revient de trois semaines d’expédition géologique et océanographique sur les traces du commandant Charcot : à un siècle de distance, des chercheurs ont renouvelé les prélèvements effectués par les scientifiques de l’époque en vue de les comparer. Depuis la mer, l’église de bois rouge du village se découpe à bâbord. De l’autre côté de l’étroite vallée coupée par un torrent, sur un plateau rocheux, se dresse la silhouette bleue d’une maison sans âme.

La maison bleue en bas à droite s'élève à l'emplacement de la station scientifique voulue par le commandant Charcot pour l'année polaire internationale de 1922-1923. Crédit : Juliette Maury - Greenlandia

La bâtisse abandonnée a une vue exceptionnelle sur le fjord. Crédit : Juliette Maury – Greenlandia

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« Aujourd’hui, personne ne sait à qui appartient cette maison »

Jean Boyer, le second de Kamak, pilote le zodiac jusqu’au ponton du village. Un phoque mort y est suspendu, attendant que son chasseur vienne le récupérer pour nourrir sa famille. Au-delà du torrent, nous gravissons le chemin de terre qui mène au surplomb sur lequel a été édifié en 1932 un poste avancé de la science française. Les fondations de l’édifice s’élèvent au milieu de détritus et de nappes blanches de linaigrettes, dont les fleurs évoquent la fourrure des renards arctiques. Les fenêtres sont condamnées par des panneaux de bois. Des traîneaux oubliés blanchissent sous le soleil. Voici donc la « maison des Français », comme la désigne l’ancien maire du village Jørgen Danielsen – Jullut en inuit. « Aujourd’hui, personne ne sait à qui appartient cette maison, qui n’a plus été ouverte depuis des années, indique Vincent Hilaire, le chef de l’expédition Greenlandia. Ce que l’on peut dire, c’est qu’elle est typique des habitants de Tassilaq [une commune groenlandaise située plus au sud] : basse, de plain-pied, elle est conçue pour résister aux vents catabatiques de la région, connus sous le nom de Piterak. Elle a été reconstruite sur les fondations de la station de Charcot, qui a brûlé il y a des années. »

Fjord Scoresby. Crédit : Sylvie Rouat - Greenlandia

Traîneau blanchi par le soleil. Crédit : Sylvie Rouat – Greenlandia

La bâtisse décrépite demeure symbolique, témoin de la présence française dans ce fjord boréal lors de la seconde année polaire (1932-1933). La France avait été quasiment absente de la première édition, en 1882-1883, à l’exception d’une expédition au Cap Horn – décidée in extremis pour faire bonne figure. Entre-temps, Jean-Baptiste Charcot, fils de l’éminent neurologue Jean-Martin Charcot, s’est forgé une solide réputation d’explorateur polaire. Il a été en effet le premier Français à gagner l’Antarctique et à y hiverner par deux fois pour notamment cartographier quelque 3.000 km de côtes. Le commandant a 58 ans en 1925, lorsqu’il se distingue à nouveau en traversant les denses barrières de glaces qui défendent la côte orientale quasi inhabitée du Groenland. L’expédition pénètre pour la première fois dans le fjord Scoresby pour porter secours à une expédition danoise en détresse. Le commandant Charcot découvrira à cette occasion que le Danemark s’apprête à y établir une colonie inuite, en vue d’asseoir sa souveraineté, alors contestée sur cette côte par la Norvège. Séduit par le projet, le commandant Charcot reviendra dès l’année suivante pour aider à la construction du village.

Vincent Hilaire à Ittoqqortoormiit, Groenland Crédit : Sylvie Rouat - Greenlandia

Vincent Hilaire près de l’église d’Ittoqqortoormiit, à la construction de laquelle a participé le commandant Charcot et son équipage en 1926. Crédits : Sylvie Rouat – Greenlandia

En 1931, alors que se profile la seconde année polaire internationale, Jean-Baptiste Charcot encourage l’administration française à y participer en établissant une base scientifique dans le fjord Scoresby. Il s’en explique ainsi : « Le Pourquoi-Pas ? en 1925 porta secours aux Danois établis à cet endroit pour étudier la possibilité d’y installer une colonie d’Esquimaux. En 1926, il contribua à l’établissement de cette colonie et entreprit des observations magnétiques et des recherches diverses. En 1928, puis en 1929, ce même navire traversa de nouveau la ceinture de glaces qui sépare cette colonie de la mer libre. Je puis donc prétendre connaître la navigation dans cette région, et la France y a déjà poursuivi des travaux scientifiques » (Bulletin de l’Association de géographes français, février 1933). Le Danemark a déjà donné son accord à un établissement français dans la colonie arctique. Mais l’administration française renâcle à accorder des crédits à la science, alors que la nation témoigne de besoins plus pressants, concernant les retraites notamment. Charcot fait alors appel à son ami danois Ejnar Mikkelsen, le fondateur de la colonie d’Ittoqqortoormiit : une maison et un observatoire sont dès lors commandés à un charpentier de Copenhague. Toutefois, pour les financer il faudra l’intervention personnelle de Paul Doumer, le président du sénat et ami de Charcot (son portrait ornait le carré du Pourquoi Pas), pour qu’un premier acompte soit versé.

En seulement une année, plus de 10.000 aurores boréales décrites !

L’été 1931 est dès lors consacré aux préparatifs de fondation de la station. Un emplacement a été réservé par les autorités danoises sur une étendue rocheuse à 35 mètres de hauteur, « à proximité d’une plage où le débarquement est facile, quand la baie est libre de glaces, remarque Charcot. Un torrent traversé sur un pont de bois l(e) sépare de la Colonie. A 20 mètres plus haut, se trouve le poste de T. S. F. danois et le séismographe. » Le poste de T.S.F. est aujourd’hui remplacé par une station météorologique, d’où sont lancés deux fois par jour et à heure fixe des ballons qui montent dans les hautes strates de l’atmosphère afin d’en mesurer les paramètres.

A la fin de l’année 1931, Charcot obtient enfin du Parlement une subvention conséquente, qui va permettre de mener des travaux scientifiques dans le fjord Scoresby. La marine nationale, qui soutient l’ambition du commandant Charcot, mobilise le navire Pollux, un brise-glace d’origine russe basé à Brest. Il convoie vers le Grand Nord les membres de l’expédition et 280 tonnes de matériel. Le trois mâts du Pourquoi-Pas a pour sa part chargé 70 tonnes d’équipements. A l’été 1932, la construction de la station se fait ainsi avec des moyens techniques importants et le concours des marins du Pollux, assistés par les habitants du village. 

C’est ainsi que pendant un an (du 26 juillet 1932 au 16 août 1933), une équipe de 15 officiers de marine, techniciens et scientifiques – ainsi qu’un médecin et un cuisinier – ont vécu une expérience unique dans ce village isolé. Parmi eux, citons pour l’anecdote Paul Tcherniakowsky, chargé des études biologiques et frère du réalisateur Pierre Tchernia (mort en 2016). Ce dernier a participé à l’enregistrement d’un film documentaire sur l’expédition (voir plus bas). Les 15 hommes devaient faire fonctionner au long cours les divers instruments installés dans la baie et effectuer des relevés et observations quotidiens pour des programmes de recherches géophysiques et météorologiques. En un an, ils ont ainsi décrit plus de 10.000 aurores boréales ! Ces études donneront lieu à la publication incomplète de trois gros volumes d’observations scientifiques. A cette époque, la station prend le nom de « Paul Doumer », devenu président de la République. Plus exactement Ker Doumer (chez Doumer en breton), la plupart des membres de cette mission étant Finistériens.

Photos prises en 1933 - album photo personnel de Monsieur Henri Delaporte

Les quartiers-maitre de la mission : Chapelain, Garrigou, Broudin (avec sa pipe), Lozahic, Le Diraison, Delaporte, Herry (en second-maître), devant le mémorial. Crédit : Henri Delaporte

Les quartiers-maîtres de la mission Charcot (Chapelain, Garrigou, Broudin , Lozahic, Le Diraison, Delaporte, Herry) en 1933 devant le mémorial érigé en souvenir de la mission. Crédit : Henri Delaporte

Etablir une nouvelle base arctique

Lorsque les Français ont quitté la station, celle-ci a ensuite servi de maison médicale, comme en témoigne l’écrivain danois Jørn Riel dans son livre Une vie de racontars, qui relate ses aventures dans la région : « Le domicile et dispensaire de Signe était une vieille maison d’expédition française dont la colonie avait fait l’acquisition après le départ des explorateurs. Il y avait deux étages bas de plafond avec un appartement privé, une cuisine et une salle de consultation au rez-de-chaussée, ainsi que trois petites salles de repos pour les patients à l’étage. La maison était joliment placée, sur le flanc de la montagne, au-dessus de la colonie, avec une vue magnifique sur Scoresbysund. »

Kamak dans la baie de Rosenvinge.
 Crédit : Yann Chavance - Greenlandia

Kamak dans la baie de Rosenvinge. Crédit : Yann Chavance – Greenlandia

Aujourd’hui, Vincent Hilaire nourrit des projets ambitieux pour la bâtisse en déshérence. Il veut y établir une nouvelle base arctique, destinée à l’hébergement et à la logistique des missions scientifiques françaises dans la région, bouleversée par le changement climatique. Une étude publiée en août 2022 par des chercheurs de l’Institut finlandais de météorologie, à Helsinki, montre en effet que l’Arctique connaît un réchauffement quatre fois plus rapide que le reste du monde. Un laboratoire de l’université de Versailles à Saint Quentin en Yvelines (le CEARC avec le programme Semperartic) projette d’y installer un capteur de vapeur d’eau, un indicateur essentiel pour mesurer l’intensité du réchauffement en cours.

La nouvelle maison des Français, projet de base scientifique au Groenland, a été repérée ce printemps par l’ambassadeur des pôles Olivier Poivre d’Arvor, mais n’est pas encore financée. Alors que nous nous apprêtons à rembarquer pour passer une dernière nuit à bord de Kamak, nous croisons sur le ponton deux doctorantes de l’université de la Rochelle, qui hissent à terre de lourds sacs de matériels. Ces jeunes ornithologues viennent de passer un mois sur le terrain, au nord d’Ittoqqortoormiit. Elles ont documenté pendant cette période une colonie de plusieurs dizaines de milliers de mergules, petits pingouins vifs et attachants, survivants des chasses intenses qui ont éradiqué les grands pingouins de l’Arctique. Vincent Hilaire sourit. La maison des Français a peut-être trouvé son nouveau destin…

 

Un film a été réalisé à l’occasion de l’année polaire internationale (1932 – 1933) par l’enseigne de vaisseau Auzanneau pour le cinéma des Armées. A découvrir sur YouTube.

 

Source: Sciencesetavenir.fr
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