Sommeil : un petit somme pour stimuler sa créativité ?

Suffit-il de s’assoupir pour trouver la clé de problèmes complexes ? Reportage à l’Institut du cerveau, à Paris, où l’on traque les « moments eurêka ».

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Léticia, jeune étudiante en neuroscience participe à une étude.

PHOTOS : FRANÇOIS GUÉNET/DIVERGENCE POUR SCIENCES ET AVENIR

Cet article est extrait du hors-série n°203 de Sciences et Avenir, daté octobre/décembre 2020.

Insight. Le terme vous est peut-être inconnu, mais vous avez sûrement expérimenté ce qu’il désigne : une soudaine illumination qui vous donne la solution d’un problème auquel vous avez réfléchi longtemps, et qui vous vient alors que vous étiez passé à autre chose. « Ce ‘moment eurêka’, ou ‘insight’, apparaît quand l’esprit arrête de se focaliser sur le problème, par exemple lors du repos, même si les mécanismes exacts et les phases impliquées restent encore inconnus », explique Célia Lacaux, doctorante à l’Institut du cerveau, centre de recherche implanté au sein de l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière.

La nuit porte conseil ?

En 2004, une étude allemande publiée dans la revue Nature montrait ainsi qu’une nuit de sommeil favorisait grandement l’insight, en doublant les chances de trouver la solution à un problème donné la veille. Mais en 2018, d’autres recherches menées à l’université d’Édimbourg, au Royaume-Uni, parvenaient aux mêmes résultats en remplaçant la nuit de sommeil par un simple moment d’inactivité, les participants étant assis seuls dans une pièce au calme pendant dix minutes. « C’était assez bluffant ! avoue Célia Lacaux, dont les sujets de recherche concernent les liens entre sommeil et créativité. Toutefois, l’équipe britannique n’avait pas fait d’enregistrements de l’activité cérébrale lors de l’étude. Il est donc impossible de savoir ce qu’il s’est passé pendant ces dix minutes. Certains participantsavaient-ils en réalité commencé à s’assoupir ? ».

Pour savoir si la nuit – ou plutôt le sommeil – porte véritablement conseil, la doctorante a mis sur pied une vaste étude menée au sein du service des pathologies du sommeil, à la Pitié-Salpêtrière. Une unité de diagnostic et de soins où sont également menées des recherches fondamentales, presque toutes mises à l’arrêt par la crise sanitaire. Fin juillet, c’est donc avec soulagement que Célia Lacaux accueille Léticia, l’un des premiers « cobayes » de son protocole à la recherche de l’insight. La jeune femme, étudiante en neurosciences, ne sait rien de ce qui l’attend. Elle a répondu à une petite annonce volontairement vague. Et afin de ne pas influencer les résultats, les autorisations qu’elle signe en arrivant sur les lieux ne sont guère plus explicites sur le contenu de l’expérience.

Une dizaine d’électrodes pour suivre les phases du sommeil

Léticia commence donc sa matinée par la pose d’une dizaine d’électrodes afin de subir une polysomnographie. Cet examen permet de mesurer en continu différents paramètres, dont l’activité cérébrale. « Le nombre de capteurs dépend de ce que l’on étudie, explique Célia Lacaux en collant méthodiquement chaque électrode sur la participante du jour. Si l’on souhaite une lecture fine de l’activité cérébrale, comme dans l’étude des rêves, on peut monter à plus de 250 électrodes sur le crâne. » Trois seulement seront nécessaires pour cette expérience, plus quelques autres destinées à surveiller le tonus musculaire et les mouvements des yeux. Juste ce qu’il faut pour déterminer si Léticia s’est endormie, et dans quelle phase du sommeil elle se trouve.

Pour l’heure, la jeune femme s’installe en salle de repos, dans un confortable fauteuil. Quelques branchements plus tard, un ordinateur situé derrière elle affiche des courbes en temps réel. L’équipe teste le bon fonctionnement de chaque capteur. Les différentes courbes oscillent en réponse à un clignement d’yeux ou à un serrement de mâchoires : les signaux sont clairs, le test en lui-même peut commencer. Il s’agit du même exercice que celui pratiqué dans les précédents travaux des équipes britanniques et allemandes sur l’insight. Des suites de chiffres s’affichent sur un écran, et le sujet doit appliquer plusieurs règles mathématiques simples pour les compléter. Mais ce que Léticia ne sait pas, c’est qu’il existe une règle cachée dans cette succession de chiffres, une méthode infaillible pour donner instantanément la bonne réponse en se passant de toutes ces fastidieuses opérations de calcul. C’est là que l’insight peut entrer en jeu. Si, lors d’une première phase de test, l’étudiante ne remarque pas cette règle cachée, toute concentrée sur sa tâche, aura-t-elle un déclic après s’être assoupie ?

Après un quart d’heure de test, Léticia est invitée à se reposer quelques instants, sans forcément s’assoupir. « Demander à quelqu’un de dormir, c’estla meilleure façon pour qu’il n’y arrive pas ! Il ne faut surtout pas lui mettre la pression », confiera Célia Lacaux une fois la porte de la salle de repos refermée. Une seule consigne sera donnée à la participante confortablement installée dans son fauteuil : tenir dans sa main une petite gourde en plastique. Si Léticia s’assoupit, l’objet tombera par terre et la réveillera immédiatement. « Notre hypothèse, c’est que l’ insight est peut-être favorisé par la première phase du sommeil, celle de l’endormissement, que l’on appelle le stade N1. C’est une phase très intéressante, qui ressemble par certains points au sommeil paradoxal, mais finalement assez méconnue. » Ce stade N1 intéresse notamment les chercheurs pour les phénomènes particuliers qui s’y produisent, appelés hypnagogies. Il s’agit d’expériences sensorielles – principalement des images, parfois des sons – qui apparaissent de manière spontanée lors de l’endormissement, presque comme des hallucinations.

Sous la vidéo de Léticia, les oscillations se font plus lentes

Pour savoir ce qui passe par la tête d’un dormeur au stade N1 et notamment décrire ces hypnagogies, les équipes de recherche s’appuyaient jusqu’ici sur les courbes du polysomnographe, et réveillaient le participant dès qu’il sombrait dans le sommeil. Avec cette gourde en plastique, Célia Lacaux espère « avoir un marqueur fiable, précis et facile à utiliser de l’endormissement. Nos premiers tests semblent de plus montrer que la gourde tombe après une minutede stade N1, un moment justement associé à un maximum d’hypnagogies. » Léticia a donc comme instruction, si la chute de la gourde la réveille, de décrire immédiatement à voix haute ce qui lui passait alors par la tête. Avec l’intuition, pour l’équipe de recherche, que ces hypnagogies pourraient avoir un rôle dans l’insight.

Après avoir passé plusieurs tests sur ordinateur, la participante du jour se voit remettre un petit objet en plastique. Elle devra le garder en main une fois laissée seule dans la pièce de repos.
            S'il tombe, l'objet indiquera aux chercheurs le moment exact où la jeune femme s'est endormie.

Après avoir passé plusieurs tests, la participante du jour, Léticia, se voit remettre un petit objet en plastique. Elle devra le garder en main une fois laissée seule dans la pièce de repos. S’il tombe, l’objet indiquera aux chercheurs le moment exact où la jeune femme s’est endormie. Crédit : François Guénet/ Divergence pour Sciences et Avenir

L’idée d’utiliser la chute d’un objet pour permettre un réveil précoce, bien que jamais testée jusqu’ici dans le cadre d’un protocole scientifique, est pourtant loin d’être nouvelle. L’un de ses plus fervents partisans fut l’inventeur américain Thomas Edison. L’homme aux mille brevets, connu pour ne dormir que quatre heures par jour, aurait ponctué ses journées de pauses durant lesquelles il s’assoupissait en tenant dans ses mains des billes en acier. Lorsque ces dernières chutaient, l’inventeur se réveillait et se remettait au travail, notant les idées qui lui étaient venues entretemps. D’autres grands noms – Salvador Dali, Edgar Allan Poe ou Nikola Tesla – auraient, dit-on, utilisé des techniques similaires. Avec toujours la conviction que ce moment avant que l’objet ne glisse des mains, donc juste avant de sombrer profondément dans le sommeil, serait propice à la créativité.

Pour soumettre cette intuition à l’épreuve de la science, retour à la Pitié-Salpêtrière. La participante du jour est désormais seule dans la salle de repos plongée dans la pénombre. À quelques mètres de là, Célia Lacaux et les deux étudiantes qui l’accompagnent ont les yeux rivés sur l’un des écrans. Sous la vidéo de Léticia allongée dans son fauteuil, captée en temps réel par une caméra infrarouge, les courbes de son activité cérébrale continuent à s’agiter. « Là, on peut voir des oscillations plus lentes. Lorsque celles-ci s’étendent sur la moitié de l’écran, on considère que l’on est entré dans le stade N1 », commente la doctorante.

Les minutes passent, les oscillations ralentissent parfois mais reviennent invariablement à la normale. Sur la vidéo qui défile au-dessus des courbes, on distingue toujours la gourde en plastique fermement tenue par la participante. « Elle ne dormira pas », annonce la chercheuse après vingt minutes d’attente. L’équipe retourne au chevet de Léticia pour recueillir ses impressions. « Je suis restée éveillée, mais mon esprit a beaucoup vagabondé, raconte la jeune femme. À un moment, j’ai notamment revu les chiffres du test défiler dans mon esprit ».

Debout à ses côtés, la chercheuse note l’information. Elle confiera un peu plus tard : « Le fait d’avoir revu le problème pendant qu’elle se reposait pourrait correspondre à une hypnagogie, peut-être survenue pendant les courtes phases de ralentissement de l’activité cérébrale que l’on a observées. » Cette simple vision furtive pourrait-elle aider le cerveau à trouver la règle cachée du test ? Pour répondre à cette question, Léticia, comme les autres participants de l’étude après leur moment de repos, qu’ils aient dormi ou non, est une nouvelle fois laissée seule face à un écran la bombardant de séries de chiffres à compléter.

Une heure plus tard, la participante est arrivée au bout du test, sans jamais avoir repéré la règle cachée. Tout juste a-t-elle trouvé légèrement étranges les dernières suites de chiffres. « À la fin, nous avons ajouté quelques suites qui ne collent pas avec la règle cachée, explique Célia Lacaux. Nous voulons voir si le cerveau peut parfois faire le travail de manière inconsciente : le participant aurait en quelque sorte intégré la règle cachée à son insu, sans pouvoir la formuler explicitement. Dans ce cas, il devrait avoir plus de mal à résoudre ces exercices finaux. »

Léticia, jeune étudiante en neurosciences, participe à une étude sur l'insight dans le service des pathologies du sommeil de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.
            Comme pour toute étude sur le sommeil, son parcours commence par la pose d'électrodes sur le crâne. Ici, seuls trois capteurs seront nécessaires pour analyser l'activité cérébrale, associés à quatre électrodes pour surveiller le tonus musculaire et les mouvements des yeux.

Crédit : François Guénet/ Divergence pour Sciences et Avenir

60 % des « dormeurs » ont réussi à trouver la règle cachée

Pendant que l’équipe retire les électrodes collées sur le crâne de Léticia, cette dernière apprend l’existence de la règle cachée. Une révélation qui ne la surprend pas vraiment. « Lors de la secondephase de test, j’avais le sentiment qu’il y avait une astuce à trouver, mais dès que je commençais à y réfléchir, on passait à la série suivante. » Aurait-elle eu un « moment eurêka » si elle avait pu s’assoupir pendant la pause ? Impossible à dire. En tout état de cause, ses résultats rejoindront ceux du groupe témoin rassemblant les participants ne s’étant pas endormis, et pourront être comparés à ceux du groupe des « dormeurs » ayant laissé tomber leur gourde. « Notre objectif est d’avoir au moins trente participants dans chaque groupe pour voir s’il y a des différences significatives au niveau du nombre d’ insights rapportés », précise Célia Lacaux. La doctorante rappelle à quel point il est difficile d’avoir des données lorsque l’on étudie le sommeil : « Même si nous choisissons des gros dormeurs qui affirment pouvoir s’assoupir un peu n’importe où, arrivés ici, ils savent qu’ils sont filmés, que tout est enregistré. Et le contexte hospitalier est assez stressant, surtout en ce moment. »

Quant aux appareils développés pour effectuer des polysomnographies à domicile, la doctorante les juge encore trop peu précis. Les chercheurs doivent donc s’armer de patience et répéter les tests sur des dizaines de personnes jusqu’à obtenir des résultats statistiquement exploitables. À l’heure où nous écrivons ces lignes, sur vingt-quatre participants au test, dix se sont assoupis pendant la pause, lâchant leur gourde au sol. Parmi eux, six ont réussi à trouver la règle cachée. 60 % d’insight dans le groupe des « dormeurs », c’est plus du double que dans le groupe témoin. S’il est encore trop tôt pour tirer une conclusion avec un échantillon aussi restreint, ces résultats semblent plus que prometteurs.

Par Yann Chavance

Source: Sciencesetavenir.fr
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