«L’addiction est une maladie du désir»

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Après une première spécialisation en médecine interne, vous vous êtes intéressé aux addictions, en particulier à l’alcool. Pourquoi ce choix?

Bio express

1962 Naissance à Lausanne.

1996 FMH en médecine interne.

2013 Professeur ordinaire à l’Université de Lausanne.

2019 Chef du Service de médecine des addictions du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV).

Pr Jean-Bernard Daeppen: J’ai préféré, aux disciplines techniques, une médecine centrée sur l’individu. Je me suis alors rapproché de la Policlinique médicale universitaire – aujourd’hui Unisanté – et des urgences du CHUV, très concernées par une médecine tenant compte de la situation psychique et sociale des patients. Aux urgences, nous voyions beaucoup de situations résultant d’une consommation excessive d’alcool. Les Prs Bertrand Yersin et Alain Pécoud se sont intéressés à ce sujet, ce qui était très novateur à l’époque. Ils ont contribué à rendre académiques des disciplines qui ne l’étaient pas, comme l’addictologie et la médecine des migrants, par exemple. De retour des États-Unis en 1998, une période où la recherche dans ces domaines allait très vite, j’ai pu contribuer à développer au CHUV ce qui deviendrait en 2019 le Service de médecine des addictions, avec une équipe vraiment multidisciplinaire, tenant compte à la fois de la santé physique, psychique et de la situation sociale des patients. Mon rêve était accompli!

La consommation excessive d’alcool a-t-elle toujours été perçue comme une maladie?

Depuis très longtemps, les addictions sont perçues comme résultant de faiblesses morales. Grâce aux alcooliques et aux narcotiques anonymes, puis aux neurosciences, les notions de maladie et de prédisposition individuelle se sont imposées. Peu à peu, grâce aux progrès de la recherche fondamentale et clinique, les addictions sont entrées dans le champ médical.

Aujourd’hui encore, les addictions font l’objet de nombreux préjugés dans la société…

Il y a une vision populaire simpliste et très tranchée selon laquelle les addictions relèvent d’un manque de volonté, d’un délit de luxure touchant un groupe d’individus. Nous sommes en fait tous, d’une certaine manière, dépendants et tous concernés par les addictions. Il y a derrière cette problématique un déterminisme qui échappe à la volonté. Naître avec de mauvais gènes et un certain type de personnalité, c’est la faute à pas de chance.

Sur quels mécanismes repose l’addiction?

Nous avons, dans une région très profonde du cerveau, un système dit limbique, appelé aussi système de la récompense, ayant comme fonction fondamentale de nous inciter, par le plaisir que cela procure, à des comportements qui maintiennent la vie: boire, manger ou s’accoupler. L’alcool et les drogues piratent ce système en le sur-stimulant. La conséquence en est un besoin progressif de consommer davantage d’alcool et de drogues pour ressentir du plaisir. C’est le mécanisme de la tolérance. En parallèle, le cortex préfrontal, la partie rationnelle de notre cerveau, réagit en nous dictant de réduire ou de stopper ces consommations intempestives. S’installe alors une lutte sans relâche entre le cortex préfrontal et le système limbique, donnant lieu à un discours intérieur épuisant entre des envies de consommer et des tentatives d’y résister.

Quels chemins mènent à l’addiction?

C’est une conjonction de facteurs internes (génétiques) et externes à l’individu, c’est-à-dire en lien avec sa personnalité et son contexte psychosocial. Mais le facteur psychologique est fondamental. À sa naissance, le nouveau-né est dans un besoin total de sa mère. Cette extraordinaire dépendance génère une sensation de manque qui nous accompagne jusqu’à la mort. Mais cet autre qui nous manque est aussi celui qui nous permet d’apprendre et de nous transformer tout au long de nos vies. C’est notre perfectibilité. Cette dépendance si profonde à cet autre si fondamental vire au cauchemar lorsque nos relations ne se passent pas bien. En effet, quand on a souffert dans la relation avec les premières figures d’attachement, il est difficile d’assumer cette dépendance, qui semble si dangereuse, et de s’émanciper sereinement. C’est sur ce terrain que l’alcool et les drogues peuvent alors devenir de véritables substituts à la dépendance à l’autre. Avec ces produits, on ne prend pas les mêmes risques, sur le plan relationnel, du moins.

Comment soigner cette souffrance du lien?

Nous créons avec nos patients des relations investies et authentiques visant à compenser ces fragilités. Nous tenons compte aussi de la santé psychique et physique, ainsi que de la situation sociale de chacun. Nous disposons également de médicaments. Mais le noyau est la capacité de nouer une relation de confiance qui crée les conditions permettant d’explorer des alternatives à l’alcool et aux drogues.

C’est toutefois difficile de voir quelqu’un s’enliser dans une consommation excessive…

Le livre que j’ai publié* propose une boîte à outils pour rester aux côtés des amis ou des proches qui flanchent. C’est avec une attitude juste, nourrie de patience, dénuée de laxisme ou de découragement, que les proches peuvent aider réellement efficacement. La bienveillance est nécessaire, mais elle ne justifie pas les pressions et les chantages. Les phases d’arrêt et de rechute témoignent d’une volonté fluctuante, propre aux mécanismes de l’addiction et à ce conflit psychique entre désir et raison. Durant les périodes de tempérance ou de sobriété, les personnes peuvent constater que leur qualité de vie s’améliore beaucoup, leur moral et celui des proches aussi.

Peut-on vraiment s’en sortir?

Oui! Il y a beaucoup de gens qui passent par des périodes d’addiction et beaucoup d’entre eux en sortent, avec ou sans aide. Dans notre service, nous voyons celles et ceux qui essaient et essaient encore, mais qui n’y arrivent pas. Il faut oser pousser la porte d’une consultation spécialisée car il n’y a pas de fatalité. Se soigner prend du temps, mais il ne faut jamais abandonner. J’ai des patients chez qui la consommation ne diminue pas, parfois pendant des années. Puis, un jour, le changement devient possible, la personne se sent prête et prend le dessus sur son addiction. Aujourd’hui, l’offre de traitements est plus importante que par le passé. Il existe des traitements agonistes à base de nicotine ou d’opioïdes et des psychothérapies individuelles, en famille et en groupe qui amènent à une meilleure connaissance de la problématique addictive et à des stratégies comportementales qui permettent d’y remédier.

Quel est le rôle des proches dans cette problématique?

Paradoxalement, les proches sont à la fois le problème et la solution. Aborder la personne frontalement, en lui mettant la pression, en tentant de la contrôler, peut renforcer son addiction. Il faut éviter toute forme de chantage et d’infantilisation, ce sont des stratégies contre-productives.

Comment dès lors aborder le sujet et véritablement aider?

Il s’agit d’avoir des discussions où la personne puisse évoquer une vie marquée par davantage de liberté et de souplesse, où les substances et l’addiction perdent un peu de leur puissance. Pour construire une relation qui soigne, il faut se dégager des a priori et des certitudes. Les conseils doivent être prodigués avec beaucoup de précaution. Mieux vaut être dans le «faire dire» plutôt que dans le «dire». Il s’agit de poser des questions qui invitent la personne à se projeter dans une vie différente et d’éviter de se montrer inquisiteur.

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*La maladie du désir. Dans le cabinet d’un médecin spécialiste des addictions, Jean-Bernard Daeppen, Éd. JC Lattès, 2022.

Paru dans Planète Santé magazine N° 46 – Septembre 2022

Source: Planetesante.ch
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